Marquis de Calvi?re, Fable

Texte
LA BOUTEILLE DE SAVON.
Chaque âge a ses plaisirs, et l’âge de l’enfance,
Pour avoir les moins grands, n’a pas les moins parfaits.
Sous mille différents objets,
Ses plaisirs n’ont de différence,
Qu’autant qu’ils ont coûté plus ou moins de souhaits.

Sur différents amusements,
Qui, sans mélange de tristesse,
A la plus brillante jeunesse
Offroient mille plaisirs charmants
Les boules de savon remportoient l’avantage,
Chaque enfant avoit son partage :
L’un tenoit la coquille et l’eau ;
Celui-ci, le savon ; et l’autre, un chalumeau,
A leurs yeux, aimable équipage.
Chacun disoit : la bouteille est pour moi,
Même avant qu’elle fût formée ;
Et sembloit fort content de soi,
Quoiqu’il n’attrapât que fumée.
Quand elle venoit quelquefois,
En s’élevant trop haut, à finir la querelle,
Ils s’écrioient tous d’une voix :
Ah ! qu’elle est belle ! ah ! qu’elle est belle !
Les uns en admiroient les diverses couleurs :
Regardez, disoient-ils, comme elle est jaune et verte ;
D’autres, les yeux en l’air, envisageoient sa perte,
Comme le plus grand des malheurs.
Tandis que la troupe enfantine
Goûte ces plaisirs innocents,
Quelqu’un vient à passer ; ce quelqu’un examine
La folle ardeur de ces enfants ;
Et dans le prompt transport d’une juste colère :
Hommes, dans ces enfants, dit-il, reconnoissez
Un défaut parmi vous, hélas ! trop ordinaire ;
Aveugles, comme vous ; comme vous, insensés,
Ils se laissent tromper par la seule apparence ;
Encor les doit-on excuser,
Et gardent-ils leur innocence,
Dans les jeux dont souvent on vous voit abuser.

Extrait de
Marquis de Calvière, Fables

Date
1715

Lieu de publication
La Haye

Auteur
Charles-François, Baron de Vézenobre, dit Marquis de Calvière (Avignon, 1693 - château de Vezenobre (près d'Alais), 1777)

Support
Livre imprimé

Conservation
Bibliothèque nationale de France, Paris
Inventaire n° YE.13.325